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Entretien

Leyla McCalla

Creole is beautiful

Digne héritière d'Alan Lomax, la musicienne de la Nouvelle Orléans arpège en cordes sensibles (violoncelle, banjo ténor et guitare) sa vie de fille d'immigrants haïtiens en quête de l'eldorado américain. Blues du bayou, mélopées jazz et folklore cajun, à mi-chemin entre les brass bands multicolores et les "jugs bands" coulés dans le sépia... Dans son 2ème album, "A day for the hunter, a day for the prey" (Jazz Village/Harmonia Mundi), la Calla créole met en musique les partitions déchirées des migrants et "pose la question de notre humanité. Tantôt chasseur, tantôt chassé...", résume-t-elle. Une voix douce mais qui porte, pour un manifeste créole.

Que voulais-tu dire à travers ce titre "Un jour pour la chasseur, un jour pour la proie" ?
J'ai été inspirée par le livre de Gage Averill (1) sur le concept de résistance dans les musiques populaires haïtiennes. Cette phrase m'a interpellée, j'ai beaucoup réfléchi à sa double signification car elle s'applique à tous les peuples du monde, à toutes les époques... Il s’agit de la lutte, malheureusement toujours d'actualité, entre les oppresseurs et les opprimés. Mais plus généralement, il s'agit du combat que l'on mène tous pour trouver sa place dans la société, tantôt dans la peau du chasseur, tantôt dans celle de la proie. Cet album est une fresque historique.

Dans son livre, Gage Averill montre les répercussions des luttes sociales et politiques sur la musique populaire haïtienne. Qu’est-ce qui te touche dans ses écrits ?
La musique peut être un grain de sable dans la mécanique des puissants, à l'image de la tradition "twoubadou", ces troubadours qui étaient de véritables chroniqueurs de la société. Ces chansons étaient codées, elles utilisaient des métaphores pour brocarder tel seigneur. A mes yeux, la musique a toujours été la bande-son d'une communauté. Ce livre a changé ma vie car, même si j'ai beaucoup lu sur les Caraïbes, l'Amérique, les colonies et l'esclavage, je m'aperçois que le XXIème siècle peine à se libérer de ses chaînes. Il existe aujourd'hui d'autres formes de colonies... La musique ne changera pas les systèmes politiques ni ne fera vaciller les armées, mais elle permet de s'entraider, de proposer une alternative, voire une utopie.

Tout au long de l'album, tu te demandes comment doit réagir l'être humain quand les gouvernements maltraitent leurs peuples.
Je suis en effet plus intéressée par l'histoire de chacun, le combat, l'adversité face à un système, que les effets de masse. C'est dans ces situations compliquées que nous nous révélons, et je crois fermement en la bonté de l'être humain : nous sommes à la fois ange et démon, mais nous essayons tous d'être le plus heureux possible. Quand je me balade chez moi, à la Nouvelle Orléans, les gens que je croise ont tous une histoire à raconter, surtout avec ce que nous avons vécu : la ségrégation pour les Afro-américains, Katrina pour tous... Que voulons-nous en faire ?

Tu as écrit le single "A day for the hunter..." en t'inspirant des boat people haïtiens. Cette catastrophe humanitaire te touche-t-elle personnellement ?
Je ne connais pas personnellement de réfugiés haïtiens, mais mes parents travaillaient dans des organisations humanitaires. Quand nous vivions au Ghana, ma mère faisait partie d'une ONG qui s'occupait des réfugiés. Mon père, lui, a toujours été très impliqué dans la défense des droits de l'homme, notamment dans les années 90, lors d'une vague d'immigration haïtienne aux Etats-Unis. Malheureusement, beaucoup de gens aux Etats-Unis se contentent de rejeter l'immigration illégale en fermant les yeux sur les problèmes humains qu'il y a derrière chacune de ces histoires. Mais que veut dire être dans l'illégalité ? Le réfugié qui fuit les conflits ou la misère de son pays n'a-t-il pas le droit de survivre ? Donald Trump vou-drait ériger un mur à la frontière mexicaine, mais jusqu’où va-t-il le construire ? Jusqu’à Washington D.C., où il y a également des Latinos ?

De manière générale, tu sembles fouiller les liens historiques et culturels entre Haïti et les Etats-Unis, à l'image d'une ethnomusicologue.
Il y a tellement de choses à apprendre, les liens entre l'esclavage et le blues, le jazz, puis le rock... Il y a tellement d'histoires à raconter et encore tellement de honte... Et puis, à travers la musique, j'ai voulu interroger ma propre créolité, comprendre comment forger mon identité de femme américaine et de fille d'Haïtiens. Comme je n'ai jamais vécu le mode de vie traditionnel ni ne suis allée à l'église, c'est par la musique que je me suis construite.

A l'image de la reprise du traditionnel cajun "Les plats sont tous mis sur la table" de Canray Fontenot que tu proposes sur cet album, la culture créole est-elle encore présente aux Etats-Unis ?
En Louisiane, oui, c'est une plongée quotidienne dans cette culture. A la Nouvelle Orléans, comme dans le Bayou, tu n'échapperas pas à la musique cajun avec ses instruments acoustiques, le "fiddle" (le violon dans les musiques populaires américaines, ndlr), la contrebasse, l'accordéon, les chants en créole...

Tu reprends également "Manman", un standard de Manno Charlemagne, un musicien et politicien haïtien, élu maire de Port-en-Prince en 1995 après des années d'exil et membre du mouvement d’émancipation "Kilti Libèté" (Culture Liberté). Pourquoi ce choix ?
J'adore sa musique et ses textes engagés, sa poésie sociale. Dès que je les écoute, ma créolité me saute au visage (rire). J'ai une anecdote : il a joué il y a quel-ques années à la Nouvelle Orléans. Après le concert, je me suis présentée à lui dans sa loge : "Je suis Leyla McCalla, j'adore votre musique, blabla...". Il me demande : "McCalla... Seriez-vous une parente de Johnny McCalla ?" Je lui réponds que c'est mon père, et là, il m'explique que mon père a produit son 1er album ! Je ne savais pas du tout qu’il avait été producteur... Ça m'aurait arrangée à une certaine période (rire).

Notamment à tes débuts, il y a six ans, quand tu jouais sur Royal Street, à la Nouvelle Orléans. C’est là que le producteur Tim Duffy t’a découverte en train d’interpréter des suites de Bach au violoncelle et qu'il a décidé de lancer ta carrière.
J'ai adoré cette période de ma vie car je jouais du violoncelle toute la journée, c'était un moyen de subsistance et une formidable école de musique. Je jouais parfois toute la journée, c'était à la fois exténuant et un plaisir car quand tu deviens musicienne professionnelle, tu voyages beaucoup, tu répètes les titres que tu vas présenter le soir, tu ne joues qu’une infime partie de ton répertoire, c’est parfois frustrant.

Un dernier mot sur Paris.
J'aime l'atmosphère artistique qui se dégage dans les rues de cette ville, quels que soient les quartiers où tu te trouves, j'ai toujours l'impression d'être dans un musée à ciel ouvert, mais interactif (rire). J'ai un souvenir pour le moins étonnant : lors de la tournée de mon premier album ("Vari-Colored Songs", 2013), je donnais un concert dans un hôtel chic. Avant le spectacle, j'ai mangé des huîtres délicieuses et me suis aperçue que, sur scène, ma voix n'avait jamais été aussi claire ! Je ne sais pas si c'est diététique, mais l'iode, ça nettoie les cordes vocales.

(1) Ethnomusicologue et musicien, Gage Averill a publié "A Day for the Hunter, A Day for the Prey. Popular Music and Power in Haiti", en 1997.

Un article à retrouver dans notre magazine de juin.

—  Ben

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