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Entretien

Le grand entretien Lylo : Wax Tailor

Electro — Cap à l'Ouest

Dans son nouvel album, "By any beats necessary", sorti sur son propre label Lab'oratoire, Jean Christophe Le Saoût - DJ et producteur français, dandy du downtempo basé à Vernon dans l'Eure quand il ne court pas le monde - revisite le grand songbook américain, de Detroit à Chicago, des "juke-joints" blues aux clubs électro, sautant des marches soul des droits civiques aux terrains vagues du hip hop. Sur la route avec les beats d'un autre génération, Wax aux côtés de Malcolm X. Road-trip dans un Far West pas si fantasmé que ça.
Entretien et texte : Ben

Pourquoi as-tu choisi ce titre détourné d’un discours de Malcolm X datant de juin 1964 ? ("By any means necessary")
C'est un discours pas très connu en France, inspiré par la pièce "Les Mains Sales" de Jean-Paul Sartre. Ces deux personnalités m'ont profondément marqué, moi le "frenchy" qui a grandi avec des références américaines, du hip hop au mouvement des droits civiques. J'ai changé le terme de "mean" par "beat", car comme le disait Kerouac à propos de la Beat Generation, le battement, la pulsation, c'est la vie, le combat pour un monde plus juste. Je l'illustre sur la pochette de l'album, avec ce personnage qui trace la route, après avoir franchi des barbelés. Une manière d'expliquer que je ne suis pas dans un fantasme de l'Amérique, que je vois tous ces murs qu'on tente d'ériger.

L’une des grandes leçons de Malcolm X était de dire qu’il faut savoir utiliser le langage de l’adversaire pour se faire entendre, contrairement à Martin Luther King, plus consensuel mais moins percutant. Lutter par tous les moyens possibles, c’est un concept qui te parle ?
Il faut remettre ce discours dans son contexte : en 1964, Malcolm X quitte la Nation of Islam, il part en pèlerinage à La Mecque, bref il remet beaucoup de choses en question, c'est un homme qui doute. Je trouvais également intéressant son interprétation de la pièce de Sartre, qui évoque un jeune militant découvrant les basses manœuvres politiques, le cynisme pour arriver à ses fins. Malcolm X, lui, reprend cette idée de la lutte tout en clamant qu'il faut rééquilibrer les droits entre blancs et afro-américains, une autre forme de violence.

Cinquante ans après ce discours, il semblerait que tout reste à faire, comme on a pu le voir avec les événements de Ferguson et récemment de Charlotte. Toi qui joues souvent aux Etats-Unis, as-tu observé une tension grandissante entre les communautés ?
Complètement ! Tu as l'impression que toute une génération prend conscience du problème, comme si les luttes pour les droits civiques n'avaient jamais existé...

Tu as déclaré que cet album a été conçu entre l’attentat de Charlie Hebdo et la tragédie de Nice. Comment ces horreurs ont-elles infusé ce projet, qui est une sorte de road-trip musical ?
Je fais partie de la génération qui a grandi avec Charlie Hebdo, un journal qui m'a aidé à construire ma conscience politique. J'avais un rapport affectif avec Charlie, je me suis senti complètement anéanti face à cette tragédie. Je n'avais pas envie de prendre la parole pour dire des choses futiles, j’étais muet... J'avais besoin d'un exutoire, d'imaginer un ailleurs sans forcément faire mon baluchon. Certains vont lire un bon roman ou voir un film, moi j'ai eu envie de longer ces routes américaines qui ont nourri mon imaginaire depuis que je suis gamin.

Tu revisites le grand songbook américain via une large palette musicale, du blues au hip hop, de la soul au jazz. Comment as-tu conçu le plan de route de cette traversée des Etats-Unis ?
Mon point de départ était le blues du Delta du Mississippi, un blues rural, puis j'ai arrêté de faire un plan de route car je ne voulais pas tomber dans l'écueil du guide musical. Mon propos était plutôt d'illustrer la façon dont toutes ces musiques me "parlaient". Avec la soul, le funk, le jazz, le hip hop, j'étais en terrain connu, moins avec le blues, qu'il n'était pas question de singer. L'autre idée était de jouer avec les époques, de sauter des années 60 à aujourd'hui, via les textures sonores, qui ont une véritable force d'évocation. On reconnaît les sons bien plus que les mélodies. D'ailleurs, depuis le Sgt. Pepper's Lonely Hearts Club Band des Beatles, on tourne un peu en rond, on se contente d'assaisonner les plats...

Sur le titre "Hit the Road", tu dépoussières le "Ol’time" blues via des samples d’instruments saturés. On pourrait y voir une note d'intention, le manifeste esthétique de cet album.
C'est le point de départ de ce périple, comme une sorte de note de bas de page. Quand je crée un projet, j'ai besoin de suivre un plan large, un scénario, et là, j'avais l'idée de ce personnage qui s'arrête sur une aire d'autoroute pour prendre un café et consulter sa carte avant de reprendre la route.

Sur "Diggin Saloon", tu nous embarques dans un "juke joint", ces tripots musicaux du début du XXème siècle, via des vieux sons de banjo, de guitare slide et de piano style Dixieland.
J'avais une réminiscence de la série "Les Mystères de l'Ouest", des bribes de scènes en tête. A la manière d'un réalisateur, je me disais : "Tiens, il faudrait que le personnage porte tel type de bottes", qu'on entende une vieille caisse enregistreuse. Pour ce titre, j'ai déniché un vieux disque de bruitages datant des années 60 pour pourvoir poser beaucoup de détails sur les pistes. Ces sons d'ambiance, ces virgules sonores, peuvent paraître futiles, mais elle sont essentielles au décor.

On continue la traversée du Deep South avec une sorte de chant de fantôme dans "Bleed Away" (feat. Tricky et Charlotte Savary), dans lequel on croirait même entendre une scie musicale !
Bien vu. J'avais envie d'une énorme syncope avec une ambiance très noire, et j'ai naturellement pensé à Tricky pour renforcer ce côté sombre (rire).

Quel est le titre qui t’a demandé le plus de recherche, de trouvailles sonores ?
Bonne question... "I had a Woman" est une pièce qui m'a pris pas mal de temps car je me suis heurté au cliché qu'on a de ma musique. Depuis des années, on m'enferme dans la case électro car je compose avec des samples et des machines, qui ne sont pourtant que des outils. Personnellement, je trouve que ma musique est organique, mais je ne me bats plus contre cette étiquette. Pour ce titre, je voulais proposer un vrai morceau de blues, pas d'électro-blues, en utilisant les fondamentaux de cette musique. Peut-être que les puristes diront : "Jeune padawan, tu as zappé ceci ou cela", mais je m'en moque, c'est ma lecture du genre. En studio, certains me disaient "Ça manque de scratch". Pas question, je veux que ça sonne blues !

A travers tes nombreux invités, dont Tricky, Ghostface Killah du Wu-Tang Clan, le vétéran de la soul Lee Fields ou le jeune rappeur Token, tu peins une imposante fresque de la musique américaine.
A vouloir brasser des époques différentes, je me suis retrouvé avec un sacré mariage des générations, de Token, qui a 17 ans, à Lee Fields, âgé de 65 ans. Cette représentation me semble tout à fait naturelle, alors qu'aujourd'hui, on cloisonne à tout-va : en matière de cinéma, personne ne s'étonne qu'un homme de 60 ans aime le même film qu'un gars de 20 balais, alors que dans la musique, on a tendance à créer des cases en fonction de supposés goûts musicaux selon des catégories d’âge.

De manière générale, tu prends position par des illustrations plus que par la parole...
Tout à fait. Au début de l'entretien, on a beaucoup parlé de Malcolm X, mais je ne porte aucun message, aucune analyse politique. Par contre, c'est en faisant de la musique que je m'engage : être producteur indépendant, ne pas accepter les règles du jeu de l'industrie musicale, est une action politique. Et bien plus que de jouer les rebelles aux Victoires de la Musique alors qu'on est signé chez une major. Dans ce monde de plus en plus abrutissant, l'exigence artistique - et c'est pour ça que j'ai choisi la voie de l'indépen-dance -, rend les gens, je l'espère, un peu moins cons...

En concert au Trianon le 24/11 et au Zénith le 30/03/2017

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Wax Tailor

24/11/2016  –  Le Trianon Paris 18

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