Tous les coups de coeur de la rédaction

Entretien

Jil Is Lucky

Chanson — Je t’aime, moi non plus

Un premier album en français, une love story universelle sur fond de musique 8-bit. Un disque audacieux complété d'un projet multimédia et d'un court métrage tourné en 360° et son multidirectionnel. Chanceux ? Non, Jil est ambitieux.

Après le voyage initiatique du précédent album, In the Tiger’s Bed, c'est sur les traces d'un autre félin que chemine le songwriter parisien. Il y est question de Manon, une jeune djette franco-japonaise, d'un jeu de dupes, de l'âme sœur qui s'évapore dans les nuits parisiennes, des conneries que l'on a pu faire, de celles qu'on ne fera plus, juré !, des quais de Seine que l'on évite désormais, de sneakers Willow roses bonbon et d'orages à l'horizon. Voix au premier plan, terriblement présente dans sa fragilité, mélodies électro-pop aux luxuriants arrangements de cordes et de cuivres, l'artiste se met à nu mais promet toutes les richesses du monde. Les histoires d'amour finissent mal en général, paraît-il. Celle-ci accouche d'un album plein d'humanité.

On pourrait résumer ce projet par cette phrase de Lacan  : "L’amour, c’est donner quelque chose que l’on a pas, à quelqu’un qui n’en veut pas".
En partie. J'étais très intéressé par le paradoxe entre la banalité des histoires d'amour et la violence extraordinaire de la rupture amoureuse, une épreuve ter-rible que l’on a tous vécue. En résumé, Manon, c'est une histoire d'amour classique, passionnée, donc vouée à l'échec, avec tout ce que ça comporte d'abandon de l'amour-propre, de mensonges, de lâchetés et de faux espoirs...

A travers le personnage de Manon, tu déclines la figure mythique de la Lolita.
Oui, un personnage très inspirant car c'est le genre de femme fatale qui vient détruire ta vie du jour au lendemain. Comme dans toute relation destructrice, on sait qu'on va se casser la gueule, mais on y va avec bonheur. C'est cette descente en enfer qui m'inspirait, cette poésie irrationnelle.

Tu as actualisé le mythe en en faisant une djette franco-japonaise, blonde platine et tatouée, une starlette du monde de la nuit.
Cet album pourrait être un album photo de cette clubbeuse très hype à un moment donné. J'étais très intéressé par la dualité entre le côté éphémère, superficiel, de son milieu, de la mode, et la profondeur des sentiments, la violence de la déception amoureuse. De manière générale, plus qu'une B.0., la musique est conçue comme un storyboard sonore : elle plante le décor sentimental, chaque chanson illustre un lieu ou un moment précis de la vie de cette fille.

Pourquoi avoir choisi l’univers de la musique 8-bit ?
Cet univers girly, kawaii, est une esthétique qui résonne chez notre génération car elle évoque l'enfance. Par exemple, sur l'album, on a joué sur un ordinateur Commodore, une Nintendo et une Game Boy. Il y a en effet un aspect très nostalgique dans la "chiptune music" : elle est à la fois désuète, car jouée sur des machines et des claviers-jouets passés d'âge, et éternelle de par son aspect robotique.

Au niveau musical, il y a une sorte de dualité entre les arrangements de cordes sophistiqués et les claviers-jouets, entre les univers adulte et enfantin. On a l’impression que le narrateur a du mal à trouver sa place dans la vie de Manon.
Je voulais mélanger les sons 8-bit de cette djette avec ma propre musique, une pop beaucoup plus orchestrée, soient deux opposés, deux mondes à travers la musique : l'enfant et l'adulte. Tout au long de l'album, il y a ce combat entre les cordes et les claviers-jouets, entre la descente aux enfers et l'espoir du narrateur. Bref, c'est la raison qui est battue. J'ai donc détourné la musique pop pour m'en servir comme d'un mirage, pour raconter quelque chose de poétique. Détourner dans le sens où rien n'est réel, j'ai évoqué des facettes de la pop, de la chiptune, de l'électro et même de la musique classique avec les tourbillons de violons... Sans oublier la basse fretless et les arpèges de guitare, qui évoquent les années 70. Bref, un mirage car je ne voulais pas aller au fond d'un seul style musical.

Malgré cette richesse des orchestrations, ta voix est au premier plan, sans filtres ni effets. A l'image du narrateur, tu te mets à nu...
Dans mes précédents albums, il y avait en effet plein d'effets sur ma voix, puisque je la concevais comme un instrument à part entière, qui se fondait dans la musique. Pour cet album, je la voulais à nu, en effet, car je raconte une histoire au creux de l'oreille.

Autre grande nouveauté, c’est la première fois que tu écris en français. Pourquoi ce choix ?
C'était un vrai défi ! Cela faisait longtemps que je voulais écrire en français, mais je repoussais l'échéance... A un moment donné, je devais assumer ce désir, il fallait un passage à l'acte. De par mon cursus littéraire (Jil a fait Hypokhâgne, ndlr) et ma passion de la littérature - je suis un grand fan d’Arthur Rimbaud -, je crois que j'étais un peu complexé face aux grands poètes. Je n'aurais pas écrit cet album si, dès le départ, je n'avais pas trouvé une ou deux phrases avec un style propre. Ce qui me passionne dans la langue française, c'est que la forme influence profondément le fond. Ce n'est pas une langue pop, comme l'anglais. Bref, je voulais quelque chose de très écrit, passer d'images brutes à des métaphores poétiques, du beau au cru d'un trait de plume.

Comme dans la chanson "Le reste en l'air" à l’esthétique à la fois romantique et malsaine.
Je voulais qu'on ait la sensation d'un langage direct via des images chirurgicales, notamment dans le couplet : "Manon tapait l'écume de ses nuits blanches / Et moi, quelques traits sur ses hanches / La bouche aride, le cœur étanche". C’est ma version, certes un peu sombre, de la vie en rose.

Jil Is Lucky, Manon (Roy Music)

"Manon", un concept-album multimédia

Véritable œuvre numérique, Manon décline le propos du disque par un court-métrage de 11 minutes, réalisé par Silk Bistini, filmé en 360° et son multidirectionnel. Un première en France. L'idée ? Propo-ser une fiction musicale à l'ère 2.0. Caméra subjective, lunettes cardoards pour plonger dans la réalité virtuelle, audio multidirectionnel pour restituer le son comme dans la vraie vie, quelle que soit la posi-tion du spectateur... Jil vous immerge dans la romance du narrateur et de Manon, interprétée par Moon Kyo Lee, mannequin et djette parisienne. Avec Manon, Jil fait son cinéma. Voici son storyboard.
"On discutait de la façon dont on allait décliner ce concept-album avec Yvan (Taïeb, producteur de Roy Music, ndlr), l'idée étant de remplacer la narration de l’album, à la première personne du singulier, par une vue subjective. Nous voulions que le spectateur soit en immersion totale. Nous avons repris la trame générale de l’album pour "storyboarder" le court métrage, avec un univers très moderne pour coller à l’esthétique du disque. Nous avons penché pour le 360°, qui en est à ses balbutiements. Le tournage, expérimental, a été un saut dans l’aventure. Je voulais également mélanger toutes les disciplines artistiques, à l’image de notre société "crossover" : la musique, la littérature puisque ce disque a été conçu comme un roman, la vidéo, l’univers des jeux vidéo à travers la chiptune music.".

Court métrage disponible sur l’appli gratuite jilislucky360 sur Android ou Apple IOS.

Un article à retrouver dans notre magazine d'avril

—  Ben

En savoir plus

Jil Is Lucky

09/05/2016  –  Le Café de la Danse Paris 11

Retour