En partenariat avec Canal 93
Fief des cultures urbaines, Canal 93 organise depuis 2011 l'événement rap de la rentrée avec son festival Terre(s) Hip Hop. Entretien avec la codirectrice de la salle, Marie Keraudran, et le programmateur, Alex Monville.
Comment est né ce festival dédié au hip hop et aux cultures urbaines ?
Marie Keraudran : L'idée était de revivre l'âge d'or du hip hop à Bobigny, notamment après l'arrêt de festival XXL, qui se déroulait dans la ville. Nous voulions apporter un nouveau souffle au genre.
Alex Monville : La Seine-Saint-Denis et spécialement Bobigny ont toujours été une terre d'élection pour la culture hip hop. Nombre de danseurs, de graffeurs et d'artistes sont originaires de ce département. Le festival XXL a sans doute constitué LE premier festival du genre en France. Ayant travaillé au service des acteurs de ce mouvement dès les années 90, et en revenant comme programmateur sur cette commune il y a cinq ans, j'ai voulu à nouveau marquer l'importance de cette esthétique en recréant un événement fort.
Désormais, le festival se déroule dans sept salles de divers départements. Pourquoi cet éclatement ?
Marie : Nous avons commencé à partager les affiches avec des salles du 93 comme La Pêche et 2 Pièces Cuisine, puis le Petit Bain à Paris. L'idée était de mutualiser les énergies et les moyens, car tout le monde courait les financements dans son coin...
Les pouvoirs publics ont-ils joué le jeu dès le début, vu l'image parfois sulfureuse du rap ?
Marie : Oui, nous avons été suivis par la région dès le départ ; à l'époque Julien Dray avait débloqué une enveloppe d'un million d'euros pour les musiques actuelles. Puis il y a eu la préfecture, le Conseil général de Seine-Saint-Denis. Il faut dire que Canal 93 est connu pour son sérieux depuis une quinzaine d'années, sans compter que nous sommes l'une des rares salles à programmer du rap, cela a joué en notre faveur.
Pour cette 6ème édition, vous mélangez les esthétiques rap, en programmant le jazz hip hop de Bhati, le son caribéen de Kalash, le flow engagé de Casey, le rap latino de Rocca... Comment concevez-vous la programmation ?
Alex : Depuis maintenant trois ans, le festival s'est ouvert sur d'autres lieux franciliens afin de travailler à la circulation des artistes, des publics, des professionnels, mais aussi des idées. Chaque lieu conserve une autonomie de programmation en fonction, bien sûr, de son territoire, de son histoire, de la taille de sa salle ou de ses moyens. D'où cet aspect hétérogène, sachant que depuis les débuts, le fil conducteur consiste à donner à voir et entendre un panorama de la scène rap française dans toutes ses composantes. Il existe mille genres : des choses novatrices et risquées, de purs "lyricistes", de la trap music et du boom bap, des beats électro, de la musique classique et du flamenco comme le proposera Menelik sur le festival. Le genre se nourrit d'hybridations.
Quel a été le plus beau coup du festival ?
Alex : Un des axes de la programmation consiste à effectuer un travail que l'on peut qualifier de patrimonial. Souvent le rap est la musique de l'instant. À la différence du rock ou du jazz, où l'on peut aisément définir une sorte de généalogie, le rap a une fâcheuse tendance à l'oubli. Il nous est fréquemment arrivé que de jeunes spectateurs ne comprennent pas à qui nous faisions allusion en parlant de Sages Po, Jimmy Jay ou Fabe, pour situer le travail d'un artiste contemporain. Aussi, nous essayons à chaque édition de mettre à l'honneur de glorieux anciens. Il y quatre ans, nous travaillions sur la programmation du festival lorsque DJ Sek se pointe pour répéter chez nous. Il nous parle de sa volonté de rééditer la première compilation Time Bomb. Rapidement, on se décide de produire une date avec les artistes de l'époque. L'ambition semble dingue car certains ne jouent plus, ou plus ensemble. D'autres sont devenus énormes pour nos petits moyens. Et puis il faut monter un show... On s'y colle avec Sek et Mars, les beatmakers.... Six mois plus tard, tous sont sur scène : la salle est bon-dée, on refuse plus de 200 personnes à l'entrée ! Tout le monde se souvient encore de cette date. Le feu ! Seul petit regret, des négociations avaient été entamées pour convaincre Booba de reformer Lunatic avec Ali pour un titre ou deux... Et puis comme il préparait son premier Bercy, son tourneur de l'époque nous a rapidement fait comprendre qu'il ne fallait même pas envisager. Dommage, cela aurait été le coup parfait. En tous cas, les murs transpirent encore !
Une anecdote ?
Alex : Il y en a mille, surtout qu'il y a quand même des phénomènes... Pas tant chez les artistes que dans leur entourage le plus souvent. Par exemple, sur deux éditions, nous avons dû remplacer environ vingt artistes sur la trentaine programmée ! Avec les prétextes les plus fous : ceux qui ont oublié la date, ceux qui annulent pour en faire une autre à Paris, ceux qui splittent en cours de route, ceux qui refusent de jouer avec tel autre... Dingue ! Toute l'équipe s'arrachait les cheveux. Cela devenait le rituel du matin de découvrir qui allait planter la date calée depuis des mois !
Marie : Avec certains gros artistes comme Sexion d'Assaut ou Black M, il a été compliqué de gérer leurs staff, notamment avec ce garde du corps qui faisait deux mètres d'envergure et qui refusait l’accès des loges aux personnes de l’équipe (rire).
Aujourd'hui, malgré la démocratisation du mouvement, le hip hop semble cantonné aux SMAC de banlieue et peine à investir les grandes salles parisiennes, mis à part quelques locomotives comme Joey Starr. Qu'en pensez-vous ?
Alex : Je pense que le rap n'a pas spontanément fait de la scène son terrain de jeu. Des gens comme Doc Gyneco ou Passi, qui à l'époque avaient des succès énormes, ne donnaient quasiment pas de concerts. Même Solaar n'était pas à proprement parler une bête de scène. L'artiste rap s'est rarement construit par le live, mais plus par ses enregistrements. Depuis dix ans et la chute des ventes de musique enregistrée, l'artiste rap, comme les autres, a besoin des revenus liés au spectacle. On a donc de plus en plus de concerts de rap. Par contre, certains lieux con-tinuent à mépriser le genre, certains ont encore peur de débordements. Les programmateurs sont pour la plupart ignorants, voire hermétiques au genre. Ensuite, nombre d'artistes et leurs producteurs ne cherchent pas vraiment à tourner, beaucoup de gros vendeurs font une ou deux grosses salles parisiennes et puis basta. Nous avons eu des exemple d'artistes venus répéter chez nous avant des dates parisiennes, qui n'avaient même pas étalon-né leurs sons en conséquence ou qui ne savaient pas tenir un micro ! Les billets se vendent, mais les spectateurs ne reviennent pas toujours... Ceci dit, il y a quand même pas mal d'artistes qui ont bien tourné ces dernières années, tels Youssoupha, Big Flo et Oli, Oxmo Puccino, Scred Connexion, 1995... Ça tourne et ça joue !
Canal 93
63, avenue Jean Jaurès 93000 Bobigny
www.canal93.net / www.terreshiphop.fr
Un article à retrouver dans notre magazine d'octobre.